Alors, cannes ou épées?
Vous l'avez sans doute compris, la logique historique et l'essence même de la Maçonnerie traditionnelle plaideraient pour que l'Office du Maître de Cérémonie se suffise de simples bâtons, cannes ou verges, comme on les nomme selon les divers Rites, qui les utilisent.
Mais la fréquentation, dès l'origine de la Franc-Maçonnerie moderne, de la noblesse (de robe et d'épée), de l'aristocratie et des officiers militaires, a modifié quelque peu le message initial. Et pour cela, divers arguments ont été appelés à la rescousse.
Bien sûr, en premier lieu, celui dont je vous ai déjà parlé, fondé sur la notion d'égalité, et surtout sur le fait que les adeptes francs-maçons, au moins continentaux, avaient le sentiment de former une sorte d'élite, qui ne pouvait se satisfaire de pratiquer "l'art royal" en simple quidam. C'est aussi pourquoi, des deux, puis trois degrés primitifs, nous sommes rapidement passés à 7, 9, 33 voire 99 grades, accompagnés des superlatifs et des titres les plus dithyrambiques, dont le seul intérêt est de flatter la vanité de leurs porteurs.
Mais, au moins pour les plus humbles et pour ceux qui croient au Ciel, le risque était grand de trouver l'alibi un peu faible. Aussi alla-t-on chercher des références bibliques, qu'il a suffi d'habiller de discours appropriés.
On convoqua ainsi, parmi les plus connues, l'Apocalypse de Saint Jean :
" Puis je vis le ciel ouvert, et voici que parut un cheval blanc. Celui qui le montait s'appelle Fidèle et Véritable, et il juge et combat avec justice... Son nom est la Parole de Dieu… De sa bouche sortait une épée aiguë, pour frapper les nations… Il avait sur son vêtement et sur sa cuisse un nom écrit: Roi des rois et Seigneur des seigneurs."(Ap.19;11-16)
Citons également l'évangéliste Saint Mathieu :
" Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. "(Mt.10;34)
A ce propos, certaines traductions, selon l'euphonie de la phrase, alternent indifféremment les termes épée et glaive, sans que cela n'ait une véritable importance. En effet, en dépit de débats byzantins sur chacune des propriétés de ces deux armes blanches, elles sont néanmoins assez semblables, même si le glaive est considéré comme étant généralement plus ancien, plus court, plus massif, et peut ne pas avoir de garde. (D'ailleurs reportez-vous aux fameux "deux glaives volés" du roi Jérôme, lesquels ressemblent à 2 épées!.)
Disons que par convention et distanciation, le glaive est devenu aujourd'hui une sorte de métaphore conceptuelle moins violente que l'épée, pour qualifier une forme de Pouvoir, fut-il républicain (le glaive de la Justice), religieux (le glaive de Dieu), littéraire (le glaive de la parole)…
Bref, d'un simple discriminant social et fortement symbolique, l'épée virile, pour ne pas dire phallique, avait pris au cours des âges une dimension sacrée, spirituelle et ésotérique. Et de nouveau, grâce à la Franc-Maçonnerie, l'arme meurtrière des puissants, des gentilshommes et des chevaliers redevenait ainsi un accessoire de Lumière (épée flamboyante), de Connaissance, de Justice et de Vérité, dans le droit fil, sans jeu de mot, des Ecritures.
(Genèse 3:24) C'est ainsi qu'il chassa Adam; et il mit à l'orient du jardin d'Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l'Arbre de Vie…
(Ephésiens 6:17) Prenez aussi le casque du salut, et l'épée de l'Esprit, qui est la parole de Dieu.
Nous pourrions encore multiplier les exemples, mais sans grand intérêt pour le lecteur.
Pour être honnête, je dois quand même ajouter, qu'il serait tout aussi facile de trouver des arguments pareillement bibliques concernant la verge, la baguette ou le bâton, depuis celui de Moise, en particulier dans l'épisode le plus spectaculaire:
(Exode 14:16) : "Toi, lève ta baguette, étends ta main sur la mer, et fends-la; et les enfants d'Israël entreront au milieu de la mer à sec".
En passant par Aaron,
(Nbres 17; 23) " Le lendemain, lorsque Moïse entra dans la tente du témoignage, le bâton d'Aaron, pour la famille de Lévi, avait fleuri. Il avait bourgeonné, donné des fleurs et des amandes." Et encore une fois, jusqu'à St Jean avec lequel il mesure la Jérusalem Céleste.
(Ap. 11;1) "On me donna un roseau semblable à une verge, en disant : Lève-toi, et mesure le temple de Dieu, l'autel, et tous ceux qui s'y trouvent".
Epées et bâtons trouvent donc leur légitimité selon le courant qui les porte.
Mais, si la représentation symbolique des bâtons ne pose pas de grandes difficultés, ne serait-ce qu'en copiant les armoiries anciennes, il en va tout autrement pour ce qui concerne les épées qui peuvent prendre d'innombrables postures.
Pointe en l'air ou pointe en bas?
Evidemment, vous vous doutez bien, selon les points de vue et les arguments, que deux écoles s'affrontent.
Les tenants de la tradition héraldique et chevaleresque défendent l'idée que l'épée, même symbolique, demeure une arme, et que celui qui en est doté doit l'honorer et l'utiliser comme telle. C'est pourquoi doit-elle être représentée pointe en l'air, dans une attitude, sinon offensive, au moins de défense contre n'importe quel "ennemi", y compris soi-même. C'est l'image la plus commune que l'on retrouve dans n'importe quelles armoiries, dès lors que rien d'autre n'est précisé.
Mais ces épées, qui ont traversé les siècles et ont participé à faire la fortune et le malheur d'innombrables familles, y compris parmi les plus prestigieuses, ont fini par exprimer sur les écus un langage complexe, selon qu'elles sont rangées de multiples manières, en pal, en bande, en sautoir, en fasce…, et surtout, jusqu'à être représentées parfois la pointe en bas, c'est à dire dans une attitude jugée passive, exprimant le renoncement ou la défaite.
Evidemment, ceci n'est pas acceptable pour un franc-maçon… spéculatif. (Je pense à cet instant à divers ouvrages maçonniques qui, à tout prendre, préfèrent des bâtons pour insignes, plutôt que des épées pointes en bas !)
Et pourtant.
Il suffirait seulement de trouver la bonne interprétation pour qu'une telle disposition, a priori peu reluisante, devienne soudainement lumineuse.
Essayons.
D'abord observons que longtemps, les épées classiques médiévales, avec leur garde droite, ont revêtu une symbolique fortement cruciforme, laquelle est plus facile à lire avec la pointe en bas. C'est ce que suggère par exemple St Bernard de Clairvaux, dans son règlement aux Templiers : " l’épée est tout pour vous, et plus que la Croix. Elle est la forte image brûlante du Verbe qui s’est incarné parmi nous pour nous sauver. N’oubliez pas que vous portez sur votre flanc la Lumière de notre Seigneur … non par colère, mais pour détruire la nuit de la mécréance des infidèles et que triomphe la Vérité apportée par le Christ."
D'autre part l'épée nue, pointe en bas, est considérée comme le symbole de la Justice, qui pardonne aux faibles et aux repentants. (Didron. Annales archéologiques, t. xx, p 72). Mieux, il semble que lorsqu'il y a deux épées nues avec les pointes en bas elles symbolisent, plus précisément encore, les deux aspects de la Justice idéale, à savoir,
- l'une, à la pointe émoussée, représente le pouvoir spirituel, la décision parfaitement juste qui n'a nul besoin de la force ou de la violence pour s'accomplir;
- l'autre, à la pointe très acérée, est l'emblème du pouvoir séculier, transitoire, vengeur et perfectible.
Or, à l'encontre d'interprétations très douteuses (y compris lorsqu'elles tentent de commenter la présence des bâtons), et qui méconnaissent totalement l'origine de l'Office du Maître de Cérémonie, ce n'est pas parce qu'il y a deux Maîtres de Cérémonie au Rite Français, que pour autant nous avons les deux épées en sautoir, mais bien davantage pour cette double filiation, spirituelle et temporelle. En effet, le Maître de Cérémonie qui met "les choses en ordre", et "place les hommes selon leurs rangs", accomplit ainsi un acte qui s'inscrit, d'une certaine manière, à la fois dans le plan divin et dans la justice humaine.
Mais tout ceci demanderait encore trop de pages d'explications, et pour mettre un terme, provisoire (car beaucoup d'autres que moi reviendront sur ce sujet), à cette courte étude, je vais conclure par un sentiment personnel et une anecdote légère.
Les "Honneurs Maçonniques".
Je profite de ce travail sur le Maître de Cérémonie, pour exprimer mon sentiment personnel à propos d'un passage du Rite Français de 1785, "selon le régulateur du maçon" de 1801.
Ce dernier comporte, dans son rituel ordinaire au 1er degré, un moment très original, nommé "les Honneurs Maçonniques". Ce court épisode, qui pourrait être conforme à son titre, s'il se déroulait correctement, est devenu aujourd'hui, par ignorance, un instant complètement stupide de la Tenue, et se trouve totalement dévoyé de sa vocation d'origine. En effet, à partir de l'instant où la grande majorité des pratiquants ne sait rien de la provenance historique de la charge du Maître de Cérémonie, la séquence dite des "Honneurs Maçonniques" est alors vécue comme une sorte de pensum incongru, inutile et redondant, puisqu'il conduit, à chaque Tenue, le VM en Chaire à "rabâcher", aux FF visiteurs, qui ignorent tout de cette procédure bizarre, en quels termes ils doivent se présenter à l'ensemble de la Loge. On assiste alors à un exercice laborieux d'autojustification de se trouver là qui, bien des fois, par maladresse, s'assimile à une présentation calamiteuse des salutations avant la lettre. Or, cette procédure, fort mal comprise, mal exécutée et donc mal écrite par nos éminents rédacteurs, répond, en fait, à l'une des attributions fondamentales du Grand Maître des Cérémonies de France, ou plutôt de ses assesseurs.
En effet, à l'occasion de réunions importantes, de dîners d'apparat, de manifestations officielles et autres moments notoires de la Royauté, il était d'usage qu'un Maître de Cérémonie, commis du Grand Maître des Cérémonies de France, annonce clairement, à haute et intelligible voix, les noms, titres et qualités des invités ou visiteurs de marques, afin qu'ils soient honorés comme il convient, et reconnus pour tels par la brillante assemblée des participants.
Aujourd'hui encore, sous le titre d'huissier ou de portier, cette très ancienne fonction de nomenclateur, annonceur, crieur et plus trivialement "aboyeur", continue à exister sous les ors même de la République. (cf. huissier audiencier qui annonce dans les tribunaux "la Cour !", l'huissier à chaînes, qui précède le Président de la Chambre des Députés en criant "Monsieur le Président de l'Assemblée", …)
Quant à notre 2ème Maître de Cérémonie, cela n'étonne personne qu'il annonce l'entrée du "VM et de ses Surveillants!", mais il n'est venu à l'idée de quiconque de présenter les visiteurs de cette manière…. Bizarre, ne trouvez-vous pas ?
C'est pourquoi, durant mes deux années de Vénéralat, je n'avais fait aucune révolution en remettant seulement cette tradition en usage. Par conséquent, je faisais présenter nos FF visiteurs, (qui se mettaient debout à l'appel de leurs noms), dûment tuilés, par le 1er Maître de Cérémonie qui leur rendait alors, sans bredouiller, et au nom de toute la Loge, de réels "Honneurs Maçonniques", dont certains me dirent sur les parvis leur reconnaissante satisfaction ! L'ordre de préséance allant, comme toujours en Maçonnerie, en ordre inverse du numéro de Loge, et à l'intérieure de celle-ci, de l'Apprenti au TRF, selon le n° d'ordre de leur matricule; c'est à dire que le plus éminent F de la plus ancienne Loge est toujours cité en dernier.
Hélas cette Tradition, quasi inconnue, est retombée dans la routine fautive du rituel officiel… faisant perdre encore un peu plus le sens profond du pourquoi les choses sont faites ainsi, et pas autrement. Dommage.
En rang d'oignon(s).
Pour finir sur une note plus légère je vais vous conter une histoire tellement séduisante qu'elle ne peut qu'être vraie…
A la fin du 16ème siècle, un certain Artus de La Fontaine-Solaro, baron d'Oignon, était chargé d'organiser les cérémonies royales avant même que la charge de Grand Maître ne fut créée officiellement en 1585 par Henri II. Passé néanmoins Maître dans l'art du protocole, il avait acquis, durant de longues années, une telle expérience pour ranger les invités selon leurs titres, leurs mérites, leurs inimitiés et autres facteurs discriminants, qu'il parvenait de surcroît à faire en sorte que les rangs formés soient esthétiquement agréables à l'œil du Roi. Mais pour que l'ensemble, souvent disparate en taille, couleur et présentation, soit le plus homogène possible, il avait pris l'habitude de serrer vivement les convives les uns contre les autres, lesquels évidemment se plaignaient, chaque fois que le Baron officiait, d'être ainsi placés en "rang d'Oignon". Et l'expression resta, jusqu'à nos jours, où l'on devrait dès lors écrire "oignon" sans s, voire avec une majuscule.