Le bleu en loge maçonnique
Une Loge bleue dîtes-vous ? Mais pourquoi bleue ?
L'explication est fort simple.
Les premiers rituels de notre rite, dont l'incontournable Régulateur, précisent qu'une Loge doit être tendue de bleu, que le plateau du Vénérable, placé sous un dais bleu, est recouvert d'un tapis bleu, que les bijoux du Vénérable, des Surveillants et autres officiers doivent être suspendus à des sautoirs bleus.
Morbleu, la belle explication que voilà !. Elle n'explique rien, dirait Molière, c'est l'histoire de l'opium qui fait dormir parce qu'il possède des vertus dormitives.
Reformulons la question :
"Pourquoi, dès les débuts de la franc-maçonnerie telle que nous la pratiquons, nos anciens ont-ils choisi la couleur bleue ?"
Je n'ai pas trouvé grand chose, en tout cas rien de convaincant.
Pour en avoir le cœur net, je suis parti à la recherche du bleu.
Je suis tombé en arrêt sur deux vers prometteurs :
Et le bleu conforte le cœur
Car des couleurs, il est l’empereur
J'ai alors poursuivi ma quête et bien m'en a pris, j'ai découvert une bien belle histoire.
Hormis le ciel, cas très particulier dont nous allons parler dans un instant, le bleu est une couleur rare dans la nature. Quelques fleurettes, deux ou trois papillons, quatre ou cinq poissons tropicaux, et des petits cailloux, si difficiles à trouver, si beaux, mais si chers, que nos femmes aimeraient en faire des bijoux.
Pour les peintres et les teinturiers d'autrefois, les pigments bleus de qualité étaient rares. Cette couleur était peu utilisée par les grecs et les romains, car terne et fade. Les égyptiens avaient réussi à produire un beau bleu à partir de minerai de cuivre mais en quantité si faible que son usage était réservé à la représentation des divinités. Il y avait bien le lapis-lazuli qui, réduit en poudre, pouvait être la base d'une peinture, mais je ne vous dis pas le montant de la facture.
Ce n'est qu'à partir du douzième siècle, que l'utilisation d'une plante, la guède, dite pastel des teinturiers, va permettre d'obtenir de très belles variétés de bleu.
Le bleu est rare, donc cher, il n'y a que les rois qui peuvent se le payer. Les Capétiens vont en faire la couleur du pouvoir royal, en particulier Philippe le Bel. En 1286 quand il reçoit l'hommage d'Edouard Ier roi d'Angleterre, il porte un immense manteau d'un bleu profond magnifique, parsemé de lys d'or.
Mais si le pouvoir royal a choisi cette couleur, qu'il conservera jusqu'à la fin de l'ancien régime - mais cette fin ne sonnera pas celle du bleu - c'est pour d'autres raisons.
Et ces raisons nous allons les découvrir en levant la tête pour regarder les cieux.
Le ciel est bleu, quand il n'est pas voilé par quelques nuages bien sûr. Il est bleu et pourtant l'air est absolument transparent. Les lois de la physique expliquent très bien ce phénomène mais ce n'est pas cela qui nous intéresse.
Quand vous levez les yeux, rien n'arrête votre regard qui s'enfonce dans le ciel et se perd dans l'infini. Cet infini insondable, vous le voyez bleu comme si sa couleur était le fruit de l'association du vide et de la lumière.
Le poète Jean-Michel Maulpoix en parle fort joliment :
"Ce n’est pas, à vrai dire, une couleur. Plutôt une tonalité, un climat, une résonance spéciale de l’air. Un empilement de clarté, une teinte qui naît du vide ajouté au vide, aussi changeante et transparente dans la tête de l’homme que dans les cieux".
Le bleu est la couleur de la transparence et, par analogie, de l'immatériel.
Chemin de l'infini, le Bleu est celui de l'éternité, c'est le chemin qu'emprunte la lumière pour nous parvenir.
Tout naturellement, le bleu va évoquer le sacré, le divin.
A partir du XIIème, le bleu va devenir la couleur du manteau de la Vierge Marie. Vous en avez une magnifique illustration avec un vitrail de la cathédrale de Chartres, ND de la belle Verrière réalisé en 1180 avec un verre d'un bleu très lumineux, inaltérable, le bleu de Chartres ou bleu de Saint-Denis.
La couleur mariale représente la pureté, le renoncement aux valeurs matérielles, cachez ces métaux que je ne saurais voir !.
Mais le bleu n'est pas réservé à la chrétienté.
Chez les hindouistes Krishna est bleu.
Dans la tradition bouddhiste tibétaine, le Bleu est la couleur de la Sagesse transcendante.
Pour l'Islam et le Judaïsme le bleu est lié au sacré.
En choisissant le bleu, les rois de France affirmaient leur essence divine.
A partir de là, le bleu est devenu une couleur recherchée. La preuve en est qu'il est entré entre dans le langage populaire avec une multitude d'expression : "bas-bleu, cordon-bleu, ruban-bleu, sang-bleu, fleur-bleue, et... les bleus bien sûr, etc."
Il a même donné naissance à des interjections bizarres : "ventrebleu, morbleu, sacrebleu, parbleu, etc."
En fait ces interjections ne sont pas innocentes. Ce sont des injures construites au départ sur le nom de Dieu. Elles ont été modifiées pour éviter un sacrilège, on ne badinait pas avec cela à l'époque, en remplaçant le mot Dieu par le mot bleu. Je pense Dieu mais je dis bleu. Bleu est un substitut du mot Dieu.
Le bleu fait son apparition sur les armes des seigneurs, sous le nom d'Azur. Vulson de La Colombière, grand spécialiste de l'héraldique et de sa symbolique, écrit au XVIIème :
« Les anciens Héraults disaient que ceux qui portent l'azur dans leurs armes, sont obligés d’assister et de secourir les fidèles serviteurs des Princes, qui sont privés de leurs salaires »
Le bleu c'est la solidarité, la défense des faibles. C'est la couleur de la paix, donc celle de l'ONU et de sa force de maintien de la paix, les Casques bleus.
Le bleu devient le symbole de la fraternité, de l'amour de l'autre et même de l'amour tout court.
Bleu, bleu, l'amour est bleu, chantait Vicky Leandros au concours de l'Eurovision en 1967.
Mais le bleu c'est aussi le rêve et l'imaginaire. Gaston Bachelard, philosophe de l'Art, parlant de l'exposition d'Yves Klein sur le bleu, reprenant ce qu'il avait écrit dans "L'air et les songes", déclare :
« D'abord, il n'y a rien, puis il y a un rien profond, ensuite, il y a une profondeur bleue ».
Le bleu, c'est une plongée dans l'invisible et dans le non représentable.
Pour les peintres c'est une couleur aux possibilités infinies : Monet, Turner, Picasso et sa période bleue, Klein et ses monochromes bleu, etc.. Kandinsky, grand théoricien de l'art abstrait, y voit un vecteur symbolique majeur :
« l'art est un commencement destiné à éveiller le spirituel qui transcende la matière. Le bleu, par son effet, en est le messager, il attire l'homme vers l'infini, il éveille en lui le désir de pureté et une soif de surnaturel ».
Tout est dit. Mais alors que dire de l'Heure bleue.
L'Heure bleue, ce moment étrange où la lumière change, s'atténue pour n'être plus qu'ombres et pénombres. C'est le moment où la nuit repousse sans bruit le jour.
L'Heure bleue délicatement chantée par Françoise Hardy en 1970:
[...]
cette heure bien trop brève et qui s'appelle l'heure bleue
c'est une heure incertaine, c'est une heure entre deux
où le ciel n'est pas gris même quand le ciel pleut.
L'Heure bleue, entre midi et minuit, un peu plus près de minuit que de midi, c'est l'heure où les Frères quittent leurs gants, unissent leurs mains nues, leurs cœur et leurs âmes, dans une chaîne union fraternelle.
Instant magique à la fois fort et fragile. Fugace comme un parfum qui laisse derrière lui un sillage invisible et délicat.
C'est "Heure bleue" créé par le parfumeur Jacques Guerlain en 1912.
Il en parle ainsi :
« Le soleil s’est couché, la nuit pourtant n’est pas tombée. C’est l’heure suspendue. L’heure où l’homme se trouve enfin en harmonie avec le monde de la lumière ».
Pour finir je reprendrai ces quelques mots de Wassily Kandinsky :
« Si l'on voulait représenter musicalement les différents bleus, on dirait que le bleu clair ressemble à la flûte, le bleu foncé au violoncelle et en fonçant de plus en plus, qu'il évoque la sonorité moelleuse de la contrebasse ».
Car le bleu est aussi sonorité musicale et m'incite à vous parler de la note bleue.
Cette note très particulière, infléchie d'un demi ton, qui fait l'identité du blues, la musique de l'âme. La Blue note qui fait coexister deux tonalités et produit ce subtil mélange de joie et de tristesse.
Voila mes Bien Aimés Frères ce que je voulais vous dire ce soir sur cette couleur aux subtilités infinies, en écoutant quelques mesures de World full of people d'Henry Townsend (1909-2006).
Pourquoi Trusatiles est-elle une Loge bleue ?
J'ai trouvé ce que je cherchais, je vous ai donné quelques clefs symboliques, à chacun d'interprêter "Loge bleue" selon sa sensibilité, selon sa propre vision du monde et du... bleu.
R. F. B. B. le 7 décembre 2012 © 2012
Quelques lectures pour en savoir plus :
Maulpoix Michel, Une histoire de bleu, nrf Poésie/Gallimard, 1992
Pastoureau Michel, Bleu, histoire d'une couleur, Points, Seuil, 2000
Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier, folio essais n° 72