Il est de tradition constante, au moins en Franc-Maçonnerie française et américaine, d'appeler "Loges bleues" les Ateliers qui regroupent les trois grades, d'Apprentis, Compagnons et Maîtres. Mais il est tout aussi constant que l'on ne sache trop pourquoi cette appellation prévaut, permettant ainsi les interprétations les plus larges et les théories les plus fantaisistes. C'est donc ce flou qui m'a poussé à me mettre en chemin, pour tenter de remonter aux origines d'une telle dénomination. Mais avant d’aller plus loin il est nécessaire de faire quelques rappels :
D'abord, il faut se souvenir que les 3 degrés de ces Ateliers dits bleus, restent le socle essentiel de la Franc-Maçonnerie de Tradition, et que tous les autres niveaux, ajoutés ultérieurement, fussent-ils à côté, au-dessus, ailleurs, vert, rouge ou noir, ne jouent aucune fonction hiérarchique, ni même hélas de probation savante, en dépit de leur appellation trompeuse de "hauts grades". En outre, il est utile de préciser que les 3 premiers degrés du REAA, qui font aujourd'hui figure d'anomalie, étaient bleus en 1804, lors de leur création par le Suprême Conseil de France, et ne sont devenus rouges, ainsi que leurs tabliers, qu'aux environs de la parution du "guide des maçons écossais", et ceci, au mieux, pas avant 1815…
Cela étant précisé, à la question du "pourquoi la loge symbolique est-elle bleue?" la plupart des FF répondent par un raisonnement circulaire consistant à faire remarquer que dans les Rites portant tabliers bleus, presque tout y est également bleu du sol au plafond, et que ceci explique donc cela.
Quant à la plupart des livres maçonniques, ils éludent simplement la question, sauf à prendre l’échappatoire de l'énumération d'un catalogue de la symbolique du bleu.
Enfin, il y a ceux qui nous expliquent que le bleu n'a pas vraiment existé avant le 12ème siècle en Europe, et affirment ainsi que ce bleu maçonnique est un emprunt à l'Ordre de la Jarretière pour l'Angleterre, ou à l'Ordre du Saint Esprit pour la France.
Mais, à supposer que cela soit exact, cette hypothèse n'indique pas pour autant pourquoi ces distinctions, parmi les plus éminentes d'Europe, font justement référence au bleu.
Or, comme l'expérience nous enseigne que rien n'est jamais laissé au hasard, dès qu'il s'agit de donner du sens à un rituel ou à une quelconque forme de symbolisme, et plutôt que de gloser à mon tour sur les multiples significations de la couleur bleue dans les "Loges bleues", il m'a semblé plus pertinent de m'interroger sur la provenance de cette mystérieuse couleur dans ces fameux "Ateliers symboliques".
Les questions qui m'ont semblées essentielles m'ont amené à me demander :
Qu'est-ce qui inspire massivement la Franc-Maçonnerie spéculative ?
Qu'est-ce que représentent symboliquement nos Loges ?
Et quel était l'ordre du monde au tournant du 18ème siècle ?
Donc en bons maçons, et pour répondre à ces 3 questions, commençons par poser les fondations.
Ce que l'on sait fermement :
La FM moderne prend naissance au début du 18ème siècle dans une Angleterre en voie de devenir hégémonique, et qui se relève d'un long épisode sanglant de conflits religieux entre catholiques et réformés. Elle naît officiellement en 1717, dans un milieu aristocratique, érudit et anglican, c'est à dire d'influence élitiste essentiellement protestante.
Le 2ème point, qui est la conséquence du précédent, c'est que, bien que croissant sur le terreau de la tradition chrétienne romaine, la FM spéculative anglaise, sous couvert de rompre avec les luttes fratricides passées, règle ses comptes avec la Papauté et décide de puiser largement, à la fois dans le scientisme naissant, et dans la Tradition plus neutre de l'Ancien Testament.
Enfin, à cette époque, malgré les controverses incessantes sur les vrais détenteurs de l'authenticité la plus radicale des Ecritures, et malgré les luttes de pouvoir déguisées en recherche de pureté religieuse originelle, l'ouvrage le plus lu au 18ème siècle, le plus influent, et le plus commun aux divers protagonistes, restait bien évidemment la Bible.
Nous voici finalement sur deux grandes pistes à explorer :
- l'une vers la Bible de l'Ancien Testament, c'est à dire la Torah des origines, et
- l'autre vers le siècle des Lumières en Angleterre.
Mettons-nous donc en route pour un voyage qui va d'abord nous conduire aux environs du 13ème siècle, … avant notre ère, du côté de Canaan.
Et, chemin faisant, nous devrons répondre successivement à ces trois questions primordiales :
1 - Existe-t-il une couleur, qui s'apparente plus ou moins au bleu dans l'Ancien Testament ?
2 - Si oui, est-ce que cette couleur joue un rôle à nul autre pareil dans la Bible?
3 – Enfin, nos fondateurs ont-ils pu avoir connaissance d'une couleur bleue tellement extraordinaire, qu'ils s'en sont inspirés?
EN ROUTE POUR LA PISTE HEBRAÏQUE
A cette époque, vers 1200 avant JC, le Temple dit de Salomon n'existe pas encore, et pour cause, un certain Moïse est en train de faire errer quelques centaines d'hébreux entre Egypte et Canaan, et ce qui deviendra la Torah ne sera mis en forme que bien des siècles plus tard. Pour l'instant se déroulent la sortie d’Egypte, les Rencontres sur le Sinaï, le don des Tables de la Loi, puis les entretiens confidentiels entre l'Eternel et Moïse dans cette sorte de Sanctuaire, que j'appelle le proto temple, c'est à dire le temple mobile du désert, ou Tente de la Rencontre, détail que l'on oublie trop souvent.
Cette période, à la fois obscure et mythique de la fondation du peuple hébreu, a été relatée ultérieurement dans divers rouleaux du Pentateuque. Parmi eux, ce sont "l'Exode" et les "Nombres", qui racontent l'essentiel de ce périple nomade de "quarante années".
C'est donc dans ces premiers livres, formant la Torah, qu'il nous faut logiquement chercher une éventuelle trace de couleur capable, ou non, de nous donner un début de réponse…
…/….
En fait, le terme "couleur", en particulier, n'existe pas vraiment comme tel dans la "Bible hébraïque", dans laquelle on compte une quinzaine de teintes plus ou moins approximatives, y compris pour un même vocable. Ces teintes sont inégalement réparties dans les Livres, où la dominante est représentée aux trois-quarts par des nuances rassemblées sous le terme générique de pourpre. A ce propos, une précision me semble néanmoins importante: la signification première du terme "pourpre" désigne à l'origine, non pas une couleur, mais la manière d'obtenir une teinture à partir de mollusques particuliers de type murex, coquillage ressemblant à un bulot… Ceci va avoir son importance, car vous comprenez bien, alors, qu'il peut y avoir des pourpres rougeâtres, certes, mais aussi verdâtres ou bleuâtres…/…
A ce moment du récit il y a cependant un premier mystère.
En effet, alors qu'il est habituellement admis au moins cinq ou six mots différents pour déterminer des variantes allant des ocres orangés aux coloris les plus rouges, il n'existait en revanche qu'un seul mot pour caractériser des teintes semblant s'apparenter aux coloris violets-bleus du spectre visible.
Et je dirais même qu'il y a un second mystère.
Car le plus curieux, c'est que ce mot, au contenu étrange, est pourtant celui qui est le plus employé dans le Pentateuque, puisqu'il apparaît quarante fois en tout, dont trente fois dans les seuls chapitres 25 à 39 de l'Exode, c'est à dire que ce mot, très bizarre, représente à lui seul quasiment 1/3 de toutes les occurrences colorées de ce livre
Mais alors, me direz-vous, quel est ce mot?
Ce mot, dont la racine est formée des lettres TKL, nous verrons plus loin pourquoi ceci est important, s'écrit en français Tékhelèt, et continue de poser un immense embarras aux juifs d'aujourd'hui.
PARLONS DONC DE CE MYSTERIEUX TEKHELET
De Tradition immémoriale, on raconte que, dans des temps très anciens, des colorants d'une couleur très particulière provenant d'une sorte de "poisson", si rare et si recherché, furent réservés aux seuls puissants. Selon les époques, les textes nous affirment même, qu'ils se vendaient jusqu'à 20 fois le prix de l'or.
C'est pourquoi ces précieux colorants, évidemment inconnus du peuple, ne teignaient que les habits des empereurs, des rois et des grands prêtres de Babylone, d'Égypte, de Grèce ou de Rome. Mais, parmi tous ces coloris issus de la pourpre, et dont on disait qu’ils étaient le sang des dieux, il en était un plus extraordinaire, et plus rare que les autres, désigné sous le vocable de pourpre Tékhelèt, qui donnait une couleur proprement fascinante et qui était, disait-on tout autour de la Méditerranée, la marque suprême de la royauté sacerdotale.
C'est ainsi que la très réputée "Pourpre de Tyr" avait permis aux Phéniciens d'amasser d'énormes richesses dans le négoce d'étoffes teintes et de matières colorantes réputées. Aussi, en raison de son caractère très lucratif et des secrets qui entouraient sa fabrication, la pourpre générique, dont le fameux "Tékhelèt" faisait évidemment partie, fut finalement l'objet d'une réglementation stricte de l'administration romaine. Mais, vers le milieu du 1er siècle avant JC la libre circulation des teintures de pourpre fut interdite, au profit des seules teintureries sous tutelle impériale. Le travail des teinturiers juifs du Tékhelèt, qui fournissaient surtout le Temple et quelques grands personnages voisins, est alors devenu de plus en plus compliqué, conduisant leur artisanat à la ruine. On perdit peu à peu les techniques de fabrication, qui sombrèrent dans l'oubli, dès les premiers siècles de l'ère actuelle. Quelques traces éparses, restaient dans le Talmud qui citait le nom d'un animal marin, plus ou moins bien traduit comme étant "un poisson" appelé "hilazon" en hébreu, et seul capable de fournir le fameux colorant Tékhelèt...
La description en était d'ailleurs très lapidaire, puisque cette créature marine, était seulement décrite comme "semblable à la mer". Quant à la couleur obtenue de la sorte on la disait "semblable au ciel", et quasi inaltérable, à condition que ce colorant soit extrait du vivant de l'animal. Bref, durant près de 1500 ans, le Tékhelèt fut quasiment perdu, sans indication précise quant à sa fabrication et à sa couleur réelle.
Ajoutons encore, pour expliquer la chute plus rapide de cette couleur singulière, que le monde romain n'avait aucune sympathie pour le bleu, symbole du monde barbare. Cette teinte aurait donc pu disparaître à jamais.
Mais c'était compter sans les "accidents" de l'Histoire.
C'est en effet vers le milieu du 19ème siècle, que l'aventure du Tékhelèt refit curieusement surface en raison des premiers frémissements irrédentistes de la notion "d'Eretz Izrael", qui répondaient à la montée des nationalismes européens. Les troubles de l'époque furent à l'origine de l'émergence d'une dynamique sioniste sécuritaire, qui rendaient politiquement nécessaire de rassembler les fondements mythiques de la civilisation hébraïque originelle, afin, à plus ou moins long terme, de se réapproprier, peut-être, la "Terre Promise"...
Parmi tous les signes qu'il fallait faire revivre de ce lointain passé, il y eut, entre autres, ce mystérieux Tékhelèt dont on ne savait plus grand chose. Heureusement, grâce à un zoologiste marin, on identifia en 1858, trois coquillages Murex méditerranéens capables de produire des pourpres plus ou moins rouge ou violet, dont l'un, le " murex trunculus", semblait être le seul candidat apte à fournir la mystérieuse couleur biblique.
Alors pourquoi une telle démarche?
Certes il n'y avait plus de Temple à Jérusalem, et plus personne ne portait de manteau ou de toge "Tékhelèt", mais il se trouve que dans la Bible, au chapitre15, versets 38-39 du livre des Nombres, Dieu commande à Moïse l'obligation suivante: "Dis aux enfants d'Israël de faire des franges aux coins de leurs vêtements, et qu'ils mettent à la frange de chaque coin un fil Tékhelèt. Et ce sera pour vous un moyen de vous souvenir de tous les commandements de Dieu..."
Or, au-delà du simple moyen mnémotechnique donné par Le Très-Haut, on voit bien qu'il s'agit là, pour les premiers sionistes, d'une aubaine pour tenter d'unir, sous un même symbole, les "enfants d'Israël" éparpillés à travers "les nations". Il était donc nécessaire, pour créer le sentiment d'appartenance à un même peuple rassemblé sous une sorte d’étendard, de retrouver les secrets de fabrication "kasher" de ce fameux Tékhelèt. C'est pourquoi, commence, à partir de cette époque, une véritable course à la recherche de la méthode de fabrication du vrai bleu biblique, afin de teinter en bleu les franges des coins des châles de prière.
…/…
Je vais passer très rapidement sur les diverses étapes, et parvenir en 1913, où l'histoire de la renaissance du Tékhelèt, prend un nouvel essor. Ceci, grâce à un Rabbin, Isaac Herzog, qui devint en 1948 le 1er Grand Rabbin d'Israël, et qui publia une thèse de doctorat sur le thème de "la pourpre hébraïque", tout en restant très circonspect pour reconnaître pleinement le "Murex trunculus" en tant que "Hillazon" producteur du Tékhelèt. En effet le coquillage, rayé, n'était pas "couleur de mer", et son colorant n'était pas vraiment "couleur de ciel".
Sinon, il avait un côté plutôt rassurant, puisque sa coque ressemblait aux centaines de millions d'autres qui avaient été retrouvées par des archéologues, formant de véritables dunes sur les plages libanaises de Tyr et Sidon.
Et ce n'est que très récemment, dans les années 1980, que la recherche scientifique apporta des solutions aux objections du Rav Herzog:
- Dans son élément naturel, "trunculus" est recouvert d'une telle couche d'encrassement de la couleur de la mer qu'il est presque impossible de le distinguer. Le Talmud décrit donc "l’escargot" dans son habitat naturel, avant toute intervention humaine.
- Quant à l'énigme de sa teinte ne correspondant pas aux Textes qui la décrivait "comme semblable au ciel", elle fut résolue, comme souvent en science, grâce à un heureux hasard, qui aida un chimiste juif, en 1985, à comprendre le rôle éminent du soleil dans le processus de coloration bleue. En effet, le savant avait remarqué que les couleurs de teinture semblaient varier selon la météo.
Intrigué, le chercheur a donc fait des essais en laboratoire en soumettant le colorant extrait du vivant de l'escargot à des rayonnements ultraviolets et a constaté que, à un certain stade du processus de transformation, l'exposition au soleil modifie le colorant, qui passe du violet au bleu soutenu et devient quasi inaltérable, une fois le processus terminé et fixé.
Or, pour les maîtres teinturiers antiques, dont le travail se déroulait en plein soleil méditerranéen, et en direct du producteur, il y a fort à parier qu'ils avaient su parfaitement maîtriser cet apparent mystère.
Donc aujourd'hui l'origine du bleu "semble" enfin retrouvée, bien que pour la Torah, qui mentionne seulement Tékhelèt, il n'y ait jamais eu de problème de couleur… Mais le débat n'est pas complètement clôt, car ce sont les commentaires rabbiniques ultérieurs qui ont brouillé et continuent de brouiller le message originel sur la couleur réelle et surtout sur le secret de fabrication. On peut donc raisonnablement penser que l'unanimité n'est encore pas pour demain.
Quoiqu'il en soit, nous venons d'éluder la 1ère question, puisque le problème n'est plus de savoir si le bleu existait, mais de vérifier :
- Comment les Bibles, traduites depuis cette lointaine époque, ont mentionné la couleur répondant au terme Tékhelèt, et donc si nos fondateurs de 1717 ont eu connaissance de cette particularité ?
- Et si oui, pourquoi ont-ils choisi cette couleur, plutôt qu'une autre, pour draper nos Loges et nos accessoires ?
LES TRADUCTIONS BIBLIQUES.
La 1ère traduction a eu lieu vers 300 avant notre ère et avait pour but de donner à lire la Bible en grec, puisque plus personne ne parlait hébreu autour de la Méditerranée. Elle est connue sous le nom mythique de La Septante. Or, celle-ci traduit le terme Tékhelèt, par un mot inhabituel "uachinthinos", qui désigne des objets variant entre bleu et violet.
La seconde traduction de référence est celle dite de la Vulgate de St Jérôme vers l'an 400, celle-ci en langue latine, puisque entre-temps la Méditerranée était devenue romaine. Le mot employé n'est pas très original "hyachintinum", reprenant l'étymologie et le sens grec.
En remontant le cours de l'Histoire, nous parvenons à l'époque qui nous intéresse en priorité, au 17ème siècle en Angleterre. C'est en effet en 1611, qu'une Bible fut entièrement repensée, et que parut la fameuse "King James' Bible". (Bible du roi Jaques). Celle-ci, en bonne anglo-saxonne, ne s'embarrassait pas de nuances, et donnait pour traduction du terme Tékhelèt, l'adjectif tout simple "blue".
Je précise que cette Bible restera la référence anglaise pendant plus de deux siècles.
Nous passerons rapidement sur les traductions françaises, pour simplement mentionner, que le terme tekhelet, suivant les traductions grecques et latines, est rendu par "hyacinthe" dès 1670. Puis des traductions ultérieures (1831, 1865) précisent bleu de ciel.
Il est donc clair que le bleu Tékhelèt était connu en 1717, et la dernière question restant dorénavant pendante, est de savoir:
POURQUOI nos fondateurs ont choisi cette couleur, et pas une autre ?
Ceci va nous amener à examiner le rôle de cette couleur dans la Bible.
L'USAGE DU BLEU DANS LA BIBLE.
Comme je viens de l'indiquer en début d'exposé, ce coloris est massivement représenté dans le livre de l'Exode, et apparaît pour la 1ère fois au chapitre 25, verset 4, lorsque Yahwéh commence à donner ses instructions à Moise pour lui construire, (verset 8) :"un sanctuaire (où) je demeurerai au milieu (de vous)… Vous vous conformerez exactement au modèle que je vais te montrer"lui dit l’Eternel.
Notons tout de suite que le fameux Temple de Salomon, si omniprésent dans notre symbolique maçonnique, reprendra en tout point, ces "directives techniques divines".
Le bleu cultuel de "l'Exode"
Tout au long du Livre de l’Exode, on voit que ce proto-temple mosaïque, est un Lieu sacré un peu particulier, fait de planches en bois précieux, de toiles diverses et de peaux protectrices, car il doit être à la fois splendide et léger, transportable et adapté à l'errance du désert, et mystérieux pour favoriser la Rencontre entre l'Eternel et Moise. Les textes l'appellent le plus souvent "Tabernacle". En hébreu cette construction prend aujourd'hui le nom de "mishkan", (c'est à dire la Demeure). Mais les textes disent aussi "ohel moed" en hébreu, c'est-à-dire, Tente du Rendez-vous, ou de la Fête. En français on trouve plus communément "Tente d'Assignation".
Quoiqu'il en soit, nous allons voir que cette construction ne se fit pas n'importe comment, bien au contraire. Le Livre de l'Exode décrit très précisément l’élaboration de ce temple mobile du désert, depuis les divers ustensiles, les mobiliers, les décors, les coloris, en passant par les étoffes, les formes, les détails des vêtements et des bijoux, jusqu'à la manière de s'en servir. Bref rien n'est laissé au hasard ni au goût personnel de Moise, et tout ça à la fois pour être en contact avec Dieu, mais aussi pour abriter, au cœur du Saint des Saints (debir), ce que les hébreux avaient de plus précieux, à savoir l’Arche d’Alliance, qui protégeait les mythiques Tables de la Loi.
Et c'est dans ce long épisode biblique purement descriptif, que quasiment personne ne lit jamais, que nous allons obtenir les premières réponses que nous cherchons. Une remarque, il y a trois couleurs qui reviennent ensemble toutes les fois où il est question d'étoffes.
Ces 3 couleurs sont dans l'ordre d'importance la pourpre bleue Tékhelèt, la pourpre rouge plutôt foncée, et une couleur dite cramoisie ou écarlate, plutôt brillante et orangée. C'est-à-dire 3 teintes animales, dont 2 coloris issus de coquillages, et le 3ème obtenu à partir de la cochenille. Et ces 3 couleurs participent à un rituel minutieux et précis.
Alors pourquoi ce Tékhelèt est-il si exclusivement important ?
Et bien parce que, au regard de la Torah, c’est cette couleur seule, qui permet le contact avec Yahwéh, signale le plus haut degré de sainteté, révèle la Présence indicible, et habille la fonction la plus éminente du Temple, et plus tard d'Israël, c'est-à-dire celle du Grand Prêtre, (le Cohen Gadol), comme il est écrit.
Ex.39,1 "Avec les étoffes bleues, pourpres et cramoisies, on fit les vêtements d'office pour le service dans le sanctuaire, et on fit les vêtements sacrés pour Aaron, comme l'Éternel l'avait ordonné à Moïse".
C'est en effet Aaron, frère de Moise, qui va devenir le 1er Grand Prêtre des Hébreux, et va devoir s'habiller de manière distinctive. Il porte, en particulier, une espèce de justaucorps sans manche, appelé l'éphod, lequel couvre le bas du ventre… Qui sait si nos tabliers…. Passons !
Et ce bleu mythique, sacré, est parfois utilisé seul, lorsque par exemple il relie les objets les plus précieux, ou distinctifs comme le font nos cordons maçonniques, ou les décors de nos tabliers. Tout au long du chapitre 39 du Livre de l'Exode les accessoires vestimentaires les plus sanctifiés sont attachés par un cordon bleu, de même que la robe du Grand Prêtre est tissée entièrement d'étoffe bleue". Ex.39,22. Mais allons plus loin.
Le bleu protecteur des "Nombres"
C'est Yahwéh, dans le Livre des Nombres, qui nous apporte la réponse définitive à la question que nous nous sommes posée. En effet, c'est au Chapitre 4, versets 6 à 12 que le Très-Haut explique à Moise le rituel à suivre pour lever le camp et ranger les divers ustensiles voués à son propre culte. En particulier, la procédure précise que doivent suivre les cohanim pour envelopper ce qu'il y a de plus sacré, à savoir l'Arche d'Alliance, qui se trouve dans le Saint des Saints. Je résume :
Nb 4,6 et suiv. "… et ils étendront (sur l'Arche d'Alliance) un drap entièrement d'étoffe bleue; "… Et ils procèderont de la même manière pour couvrir la table des pains de proposition, pour couvrir la menorah (le chandelier), pour couvrir l'autel d'or, et pour couvrir tous les ustensiles dont on se sert pour le service dans le sanctuaire.
On voit ici d'où vient cet usage de recouvrir d'étoffe bleue, dans nombre de nos rites, soit nos plateaux, soit nos Saintes Ecritures, soit nos objets les plus précieux.
Bref, tout ce qui touche directement à la Divinité doit être protégé par une étoffe "Tékhelèt", qui apparaît comme étant la couleur élective du contact avec L'Eternel. Ensuite, on enveloppe les biens les plus importants dans diverses couvertures de laine et de peau afin de les protéger durant le voyage.
C'est tout simplement ce que beaucoup d'entre nous font, sans savoir qu'ils accomplissent des gestes multimillénaires et sacrés, à chaque fin de Tenue, même si les draps bleus ou les peaux protectrices ne sont plus tout à fait les mêmes. Voici donc finalement résolues les 3 questions qui motivèrent notre enquête à travers l'espace et le temps.
Alors, pour résumer ce long périple, je vais vous donner 2 ou 3 arguments en guise de conclusion, afin de vous montrer que, dans le contexte particulier de la naissance de la Maçonnerie moderne, cette couleur bleue, évidemment connue de nos érudits fondateurs, était inévitable, et conserve aujourd'hui encore, une part mythique.
Le 1er argument, c’est de prendre conscience de l’endroit où nous sommes. Symboliquement nous sommes dans un lieu sacré, certes, mais plus précisément, d'après nos rituels, dans une projection spirituelle du Temple du Roi Salomon, dont notre Vénérable Maître est censé occuper la Chaire. Et, comme par hasard, ce fameux Temple salomonien reprend, point par point, le plan du "temple idéal", que fut le Tabernacle nomade, décrit dans l'Exode, et seul Sanctuaire validé et visité par le Très-Haut. Reconnaissons qu'il serait curieux qu'ici les codes de couleur n'aient pas suivi la Tradition des textes.
D'autre part, bien qu'évoquant continûment Salomon dans ses rituels, et se référant au livre des Rois, pour flatter surtout la vanité de nos aristocrates prédécesseurs, (#Pentateuque), la Franc-Maçonnerie, dans sa geste quotidienne, se réfère davantage à la symbolique des origines nomades, précaires et combattantes. De loges en loges, comme les ouvriers des chantiers passés, si nous sommes ici pour bâtir des Temples à la Vertu, nous n'y sommes pas pour nous y installer, nous établir en un point fixe, créer une Institution aux pieds de plomb... Notre maison reste le monde, et depuis les 1ères installations opératives de chantier en chantier, puis spéculatives d'auberges en tavernes, nous avons ce goût du passage, du voyage et des rencontres, et la certitude de notre impermanence. Nos idées ne doivent pas être sédentaires, nos pensées doivent voler à travers les civilisations et les espaces, nous sommes aussi, à notre manière, des enfants de l'Exode à la recherche d'une "terre promise", ou d'une "Jérusalem céleste".
Autre aspect important, cette couleur Tékhelèt vient d'une racine trilitère hébraïque TKL signifiant à la fois le but, la quête, et la totalité. N'est-ce pas notre appui essentiel, celui sur lequel repose toute la raison d'être de notre Fraternité? Tendre vers une espérance, emprunter un chemin, et rassembler ce qui est épars. Cette racine constituant, entre autres mots, "le bleu sacré", lequel est aussi changeant et impalpable que les myriades de couleurs de la mer ou du ciel, ne pouvait qu'être l'attribut du Divin Faiseur d'étoiles, impossible à enfermer dans une couleur fixée.
Et, pour finir, sachez que cette recherche, dont je viens de vous tracer quelques aspects, est loin d’être démodée ou vaine. En effet, le 30 décembre 2013, (il y a donc 3 mois!), s'est tenu à Jérusalem, un important colloque, pour fêter le 100ème anniversaire de la redécouverte du Tekhelet par le Rav Herzog. Mais surtout, ce fut un prétexte pour réunir quelques 300 scientifiques et docteurs de la Loi afin de faire le point sur l'état de la recherche du bleu biblique. Et tous restent fascinés par cette mystérieuse couleur, qui se révèle ainsi capable, après 1500 ans d'obscurité, de réapparaitre comme par miracle, et de réconcilier d'une certaine manière la foi et la raison…
Cela, au bout de 3000 ans d'histoire pour le moins très compliquée.
TVF Al Ecker © 2014
transcription condensée du morceau d'architecture présenté le 31 mars 2014