haque soir, le Père Abbé et tous les Frères moines se réunissaient dans la nef de l'abbatiale pour assister, selon la Règle de Saint-Benoît, à l'Office divin de Complies. Et lorsque tout le monde était recueilli pour la dernière prière du jour, avant le grand silence de la nuit, l'un des gros chats de l'abbaye, que personne n'avait vu de toute la journée, arrivait benoitement, règle oblige, sans doute intrigué par l'atmosphère toute particulière, qui régnait à cet instant précis dans le monastère. Et c'est alors, insouciante victime des atavismes de son espèce, ou poussé par quelque démon malicieux, qu'il en profitait pour faire un peu de spectacle. Facétieux, le félin circulait entre les stalles, allant d'un moine à l'autre, se frottait à l'un, aiguisait ses griffes sur la toile épaisse de la coule d'un deuxième, ronronnait sur les sandales du suivant, jouait avec la cordelette d'un quatrième, bref, il distrayait l'auditoire et perturbait sérieusement la méditation. Mais en dépit de ces vénielles fredaines, la Communauté semblait avoir adopté définitivement l'animal au pelage gris bleu si particulier. Aussi n'était-il nullement question de mettre à la porte de l'église une telle créature du Ciel, d'autant moins que ladite créature paraissait tellement sensible à la sublime liturgie des heures.
Mais, un soir d'orage, certainement alourdi de pleine lune, où le félidé était particulièrement en verve, le Prieur, lui-même excédé sans doute par les mystérieuses ondes célestes et tant d'indiscipline, ordonna qu'on attachât dorénavant le mistigri, à la colonne de soutien de la chaire, durant la dernière heure canoniale.
L'habitude fut donc prise. Et c'est ainsi qu'été comme hiver, qu'il vente ou qu'il pleuve, à chaque office de Complies, on continua d'attacher consciencieusement le chat au piédestal de la petite tribune. Puis, quand le matou, devenu progressivement sacramentel et fort vieux, finit par s'évader naturellement de ce monde, personne ne put se résoudre à concevoir dorénavant Complies sans le chat.
Aussi fallut-il en choisir un autre, dont tout le Chapitre souhaita qu'il fût identique au premier.
Or, comme le plein temps de la contemplation laisse néanmoins un peu de loisir à la prévoyance, le chat de remplacement, préparé en cachette depuis quelques lunes par des Frères prudents et rompus à l'élevage de la race féline, le chat de remplacement, dis-je, fut rapidement trouvé. Et, miracle du Ciel et du savoir-faire des hommes, il était en tout point semblable au défunt originel. Même si certains esprits chagrins murmuraient discrètement qu'il était trop beau parce que trop bleu, tandis que d'autres le voyaient trop cendré, ou plus rond, ou trop massif... bref, en vérité il était parfait.
Quoiqu'il en soit, et afin de n'être pas dépendants des éventuels caprices de la bête, on s'empressa d'apprendre aussitôt au nouveau minet à venir le soir dans la chapelle de l'abbaye, pour qu'il puisse y être dûment attaché durant la dernière oraison du jour. C'est ainsi que, bien longtemps après que le Maître lui-même ait rejoint les mannes de ses prédécesseurs, l'Office Divin du soir se déroulait sous les doubles auspices de l'Esprit-Saint et de l'auguste greffier.
Ainsi, au cours des temps, et avec l'assentiment des Révérends Pères successifs, les chats gris-bleus se remplacèrent-ils rituellement au pied de la colonne de la chaire du Prieur, temps de liberté surveillée qu'ils mettaient généralement à profit pour faire, faute de mieux, une sieste, les pitres, ou surtout un brin de toilette.
De nombreux siècles passèrent, et le rituel du chat, définitivement fixés par des règles intemporelles, était toujours aussi scrupuleusement observé par l'ensemble des membres de l'abbaye, qui se transmettaient de générations en générations, et dans leur plénitude, les usages et coutumes de l'Ordre.
Jusqu'à la race du chat qui ne souffrait d'aucune variation acceptable: gris bleu ils devaient être, gris-bleu ils étaient, et gris-bleu ils sont encore.
Cependant, imperceptiblement, les mœurs avaient changées.
Par exemple, les nouveaux disciples, mieux formés et sans doute moins soumis que leurs ainés à l'empire de la Tradition, posaient de plus en plus d'impertinentes questions sur le fondement des choses et la signification de certains préceptes.
Aussi, à force d'interrogations incessantes, toujours plus précises et plus embarrassantes, les moines les plus anciens, certainement les plus sages, mais non les moins irritables, finirent par se dire qu'il faudrait prendre quelque initiative pour endiguer, une bonne fois pour toutes, ce qu'ils jugeaient être un flot d'impudence, voire une dérive inacceptable vers un désordre mortifère. Parmi eux, il se trouvait évidemment quelques brillants esprits, qui suivaient plus ou moins précisément la règle du monastère, mais ne manquaient pas, chaque fois que l'occasion se présentait, d'épiloguer sur les beautés du rituel, l'infini mystère des textes et la foisonnante richesse de la symbolique conventuelle. C'est donc naturellement vers eux que l'on se tourna, et qu'il leur fut demandé d'étudier urgemment la manière la plus appropriée pour satisfaire la curiosité de ces trop turbulents novices.
Après bien des débats et avoir envisagé diverses solutions, il fut décidé que la plus efficace des méthodes serait de renvoyer nos bavards moinillons à leurs chères études. Dorénavant, il leur appartiendrait de chercher par eux-mêmes les réponses aux questions qu'ils se posaient, et surtout à celles qu'ils ne se posaient pas. Le rôle des Anciens consisteraient seulement à les guider avec discipline vers des approfondissements de plus en plus complexes, en les amenant à lire et relire nombres de dodus ouvrages, avant qu'ils obtiennent voix au Chapitre. Ainsi était-on sûr, qu'ils n'interrompraient pas de sitôt les longues somnolences méditatives des plus âgés.
Mais le monde sublunaire est ainsi fait, que chaque repos doit se mériter, et que chaque bonheur se paye d'efforts pour y parvenir.
Et nos bons pères durent alors acheter et faire venir de nombreux manuscrits pour étoffer le fonds déjà fort important de leur bibliothèque. Pire, quand les livres étaient introuvables ou inexistants, certains moines durent se mettre à écrire de volumineux traités, sur le monachisme d'abord, l'art de la contemplation ensuite, puis la liturgie monastique en général, sans omettre, de surcroît, certains aspects particuliers propres à leur abbaye. Et parmi ceux-ci, force est d'admettre que le rituel du chat de Complies contribuait largement à l'originalité et à la réputation du monastère.
C'est à partir de là en effet que fut abordé, théorisé, approfondi et largement commenté, le rôle essentiel du chat gris-bleu dans le bon déroulement de l'ultime prière de l'Office divin. Certains moines, sans doute plus éclairés encore que leurs frères, et peut-être inspirés par une sorte d'esprit du chat, dissertèrent même abondamment en des textes ésotériques très ardus, où étaient analysés les concepts les plus divers et leurs retentissements sur le quotidien. Et l'on glosa, en vers, en prose, en latin, en grec et en milliers de pages sur les sujets les plus divers. En fait, tout y passa, depuis la robe et la toilette du chat, jusqu'à la colonne de la chaire vite devenue l'omphalos de l'abbatiale. On s'essaya au mystère du Verbe, parole de chair, avec ou sans e. On s'interrogea sur la voie médiane du gris, entre noir et blanc, mais aussi sur les reflets bleus, couleur d'azur et d'élévation spirituelle. On se perdit en conjectures sur le collier qui garde de tout élan passionnel, et sur les pitreries comme autant d'habiles tentations du Malin. On aborda même le chat en personne, si j'ose dire, créature ambiguë et parfaite, que seul un auteur inspiré avait su installer ici, en cet instant de Grâce.
Bref, la bibliothèque n'avait jamais été aussi riche de travaux savants, et l'Abbaye aussi renommée et pleine de visiteurs curieux et avides d'extases intellectuelles. Des chercheurs du monde entier, passionnés de culture, se bousculaient dans les couloirs, et le scriptorium devenait chaque jour plus petit. La fonction quasi eschatologique du chat gris bleu avait passé les frontières et atteint une telle notoriété, que l'Abbaye grandit en renommée et en surface, jusqu'à essaimer des filles un peu partout.
C'est ainsi qu'au fil du temps, le lieu était devenu une halte indispensable sur le chemin ardu de la Connaissance. Et les choses auraient pu continuer encore longtemps ainsi, s'il n'y eut un jour, dans l'immense bibliothèque, un jeune novice de passage, qui faillit tout bonnement se fracasser le crâne.
Imaginez la scène. Cet apprenti cénobite, sûrement plus effronté et habile que la plupart de ses condisciples, se retrouva, à force de curiosité et de prouesses de haute voltige, perché sur l'avant-dernier barreau de l'échelette servant à l'exploration des rayonnages les plus inaccessibles. Mais la réussite est parfois mère de témérité, laquelle ramène le plus souvent brutalement les inconscients à la raison. C'est ainsi que notre acrobate des étagères, à force de faire le malin en des altitudes dangereuses, finit par se prendre la sandale dans sa bure et perdit l'équilibre. Par chance et souplesse, il se rétablit du bout des doigts à une petite console d'étagère qui, sous l'impulsion, libéra un mécanisme servant à l'ouverture d'un minuscule placard, jusqu'alors inconnu. Mais le voltigeur ne put guère en apprendre davantage sur la teneur de sa découverte, puisque déjà le sol montait très vite à sa rencontre. Heureusement, l'impact final se fit avec une violence très atténuée grâce aux plis et replis d'un grassouillet moine habituellement attaché aux cuisines, et qui, par bonheur pour le météorite, croisait sa trajectoire en cet instant précis, quelques mètres en dessous.
Le choc fut terrible et les rebonds nombreux.
Après cris, excuses, anathème, pardon et douleurs multiples, notre gymnaste volant, qui devait avoir entendu parler des histoires de cavalier tombé de cheval, remit douloureusement l'échelle en place et remonta à l'abordage du haut sabord, qu'il n'avait fait qu'entrevoir et ouvert fortuitement, dans l'urgence. Et là haut, à quatre mètres cinquante du dallage, avec le nez encore en sang, il découvrit, au fond de cette niche discrète, quelque chose qui ressemblait à un très vieux bréviaire. Bien qu'enfiévré de curiosité et de contusions, le novice assura cette fois sa position, et s'empara fièrement de sa trouvaille. Malgré son impatience, il ouvrit néanmoins précautionneusement l'objet et découvrit, joliment calligraphié sur la page de garde, que ce petit ouvrage poussiéreux avait appartenu au Père fondateur du Monastère. Durant un instant, malgré les bleus et les bosses, il crut rêver. Comment lui, simple moinillon, studieux certes, mais apparemment après tant de siècles d'oubli, avait-il pu découvrir un tel trésor ? Non, il n'était pas possible que personne, jamais, pas même un convers, ne passât la main ici, ni n'ouvrît ne serait-ce qu'une fois le bréviaire. Et pourtant, il dut se rendre à l'évidence, les moines, en vieillissant, ne grimpent plus au firmament des bibliothèques, car en relisant avec attention la formule latine d'appartenance, c'était bel et bien, sinon Le bréviaire, au moins Un bréviaire du premier Révérend Père du lieu.
Il ne tenait plus en place, et fébrilement redescendit en se gardant bien cependant de ne pas retourner mesurer avec ses dents les dalles de granit. Une fois sur le plancher des vaches et posé sur la table la plus proche, il essaya de se calmer et poussa plus avant son investigation. Au fur et à mesure qu'il tournait les pages, il découvrait des pensées et des commentaires de la main même de celui qui fut au point d'origine de l'abbaye. Et soudain, au détour d'une page il lut, tracé en rouge en marge d'un feuillet, une mention latine, qu'il eut toutes les peines du monde à déchiffrer, car les "a", les "e", les "i", et les "o" étaient interchangeables à loisir à cause d'une graphie bouchée et en pattes de mouche rendue presque illisible par les siècles de sommeil... Toujours est-il qu'en dépit des diverses occurrences possibles la phrase restait néanmoins très obscure, car le latin, oublié depuis des lunes, n'était pas vraiment son fort. Il tenta bien de s'adjoindre, discrètement, l'aide de deux ou trois lecteurs proches, mais leurs propositions lui semblaient encore plus étranges. Il emporta donc, un peu cavalièrement, le bréviaire et s'attela, le soir, à l'aide d'un gros dictionnaire, à une traduction qui tournait autour d'un étrange "On aurait du faire lire le chat", ou "il faut envoyer le chat en ambassade", ou"s'attacher les conseils du chat "… Ceci lui sembla tellement incongru, qu'il se persuada avoir mis à jour l'un des grands secrets de l'Abbaye.
Il était tellement sûr de détenir quelque chose d'ahurissant, qu'il se mit à échafauder les théories les plus extravagantes. D'après lui, il était certain que le chat en question était le même que celui de Complies, ceci expliquant cela. Mais est ce que cette phrase n'était pas volontairement cryptée? Il devait y avoir une autre explication. D'ailleurs, était-ce bien un chat, ou pourquoi pas une sorte d'ange ou d'envoyé du Ciel… et mal traduit par la suite? Peut-être était-il la clef ou la signification de certains textes… Et le Père abbé fondateur était sans doute instruit de ce miracle, peut-être même est-ce grâce à ce fameux chat qu'il fonda en ce lieu la première communauté? Ce qui expliquerait pourquoi le matou assistait au dernier Office du jour... Les idées les plus farfelues et les hypothèses les plus insolites lui assaillaient l'esprit et le tenaient éveillé.
Aussi, après avoir vainement passé la nuit à retourner les diverses solutions et traductions possibles, le lendemain matin il s'en ouvrit au Prieur, lequel, homme de sagesse et de réflexion, qui le tança néanmoins pour son initiative hasardeuse, décida de s'assurer de la traduction définitive en prenant l'attache d'un vrai latiniste. On alla donc frapper à l'huis d'un très vieux moine oublié dans une cellule aux marges de la clôture, et néanmoins virtuose de Cicéron et Tertullien, pour lui demander ce que lui suggérait cette mystérieuse phrase. Et là, après avoir chaussé ses lunettes et réfléchi deux secondes le vieillard à la peau aussi parcheminée qu'un palimpseste médiéval, en éclatant d'un grand rire enfantin répondit tout simplement :
- Mon Dieu! Que n'avons nous pas attaché le chat plus tôt !
Et les deux, pantois, de faire demi-tour en se disant intérieurement que l'adepte de Virgile devenait gentiment sénile.
Mais le secret de deux ou trois étant le secret de tout le monde, déjà la rumeur allait bon train et enflait par delà les murs de l'abbaye. Tous les latinistes, et surtout ceux qui ne l'étaient pas, se mirent à bâtir les théories les plus échevelées sur la mention olographe du fondateur des lieux. Le bréviaire devenait relique et fut bientôt aussi célèbre que le chat auquel il faisait mention.
Cependant les mœurs avaient effectivement changées, et la question du chat de complies avait cédé le pas devant "le mystère du matou du bréviaire de l'abbaye", tandis que la méditation elle-même disparaissait peu à peu derrière le sensationnel. Plus question d'apologétique et de spiritualité, car les ouvrages, qui s'écrivaient à la chaîne, ne s'intéressaient plus guère qu'à la fabuleuse "Énigme du chat", au légendaire "Secret de l'Abbaye", à l'incroyable "Pacte de l'étrange fondateur", et autres " Divines énigmes du matou bleu"…
Le temps passa.
Aujourd'hui encore, il parait que des extraterrestres pourraient avoir trempé dans l'affaire et que d'authentiques voyants seraient sur une piste ahurissante….
Pour vous qui connaissez la vérité, nous pourrions en rester là, en indiquant prosaïquement aux autres que telle est l'origine de la race féline du superbe chartreux des chaumières. Nous pourrions aussi vous laisser tout loisir pour tirer de cette histoire l'enseignement qui vous convient. Et sans doute est-ce le mieux qui se puisse faire.
Nous ajouterons néanmoins ceci : Méfions-nous de la Tradition qui s'autonourrit d'elle-même, au point que la pensée abdique toute forme de remise en cause; mais gardons-nous, davantage encore, de ceux qui, sous couvert de Tradition, la défigurent au point de lui faire perdre toute signification.
Liturgie des heures (dite aussi heures canoniales, office divin, opus dei…), de 1 à 3 h près, selon les règles propres à chaque Ordre et selon la saison, se déroulent de la manière suivante :
- Heures de jour: A partir de Laudes (à l'aurore entre 4h et 5h), messe ou prime (6h-7h), tierce (9h), Sexte (midi), None (15h) Vêpres (17h-18h) jusqu'à Complies (20h-21h).
- Vigiles (ou matines), en silence, vers 2 ou 3 heures, au cœur de la nuit.
Texte Grande Chartreuse (extrait):
"S'il nous arrive d'apprendre quelque nouvelle du monde, gardons-nous de la transmettre; laissons plutôt ces bruits extérieurs à l'endroit même où nous les avons entendus. C'est au Prieur en effet de faire connaître à ses moines ce qu'ils ne doivent point ignorer : la vie de l'Église surtout, et ses besoins..."
Le reste n'est que l'écume des jours.
Méditons!
Al Ecker de Trusatiles
© 2011